La Peur

_______Il était une fois, sur les rives des grands lacs, des hommes et des femmes qui s'appelaient entre eux les Tsitsistas, c'est à dire les humains. Leur frère, le Bison, leur apportait tout ce dont ils avaient besoin pour se nourrir et se vêtir. Et partout autour d'eux, entre leur Mère la Terre et leur Père le Ciel, ils respectaient la vie qui s'épanouissait.
_______Ensuite est venu l'Homme Blanc, par delà l'océan. L'Homme Blanc apparut de nulle part, mais voulut s'accaparer tout ce qui n'était pas à lui. Il apporta des animaux, des armes et une culture que les Tsitsistas, qu'il appela les Cheyennes, ne connaissaient pas et qui devaient causer leur perte. L'Homme Blanc voulait tout posséder, et pensait que tout était mort, que rien ne devait vivre sinon lui-même.


_______Alice s'allongea sur le dos. Les nuages dansaient dans un ciel d'aquarelle rosé qu'elle aurait voulut caresser du bout des doigts. Les derniers rayons du soleil marbraient sa peau de lait comme des dizaines de confettis.
_______Happée par une voix familière, au loin, elle se recroquevilla dans un coin du balcon, invisible pour celui qui ne savait pas voir. Elle caressa des yeux cet homme qui se distinguait de la foule, effleura chastement ses longs cheveux d'ébène, puis les regarda valser le long de son dos cuivré. Sa peau semblait répondre au soleil dans un langage de reflets dorés qu'elle trouva enivrant.
_______Le timbre grave de sa voix se distinguait des hulules de la foule. Et quand il cessait de parler, Alice se remémorait sa voix, entendait de nouveau les phrases qu'il avait dites, leur intonation, les mots qu'il avait choisi... Ses paroles étaient une poésie naturelle, sensible et envoûtante, qui détonait délicieusement avec les vêtements de daim, brodés de perles et d'ornements Cheyennes qu'il portait. Il parlait mieux Anglais que la plupart des hommes qu'Alice avait connu, pourtant le titre de « sauvage » lui était asséné de non-droit, en toute impunité et en permanence.
_______Roulée en boule sur le balcon, elle resta là, espérant que quelque affaire ne l'obligerait pas à partir, à disparaître de sa vue sans qu'elle ne sache quand il reviendrait. Nul ne comptait parmi les autres habitants de cette ville de l'ouest, à mi-chemin entre rocheuses et plaines désertiques. Il n'y avait que lui. Et, lorsqu'il souriait, le monde entier s'évanouissait.
_______Combien d'heures avait-elle passé ici, à se nourrir de sa présence ? Si son corps lui avait appartenu, pensait-elle, mille fois elle aurait couru jusqu'à lui pour lui crier son amour.

_______Le poids de la réalité semblait sans cesse la contraindre à renoncer. Elle était blanche, alors que lui était Indien. Elle ne connaissait de la culture de Nuage Dansant que ce qu'il lui avait appris, et de la sienne que les massacres perpétrés par l'armée, au nom de l'expansion des États-Unis. Il ne savait rien de ses sentiments, pourtant son cœur n'était qu'à lui.
_______Qu'aurait-il pu en faire, de toute manière ? Il était libre, tandis qu'elle était prisionnière de cette bâtisse poussiéreuse... De cette clinique, où il venait parfois la soigner. Comment aurait-il pu la considérer autrement que comme une malade ? Comme une patiente, qu'il acceptait de veiller par amitié pour le docteur de la ville. Il était libre, tandis qu'elle devrait bientôt rentrer « à la maison », retrouver l'homme odieux qu'elle devait épouser. L'homme répugnant, qui avait eu l'air si gentil quand elle l'avait rencontré. Qui avait l'air si gentil, face aux autres... Et elle devrait passer sa vie à le subir.
_______Alice ravala ses sanglots avec rage, essuyant du plat des mains son visage meurtri. Les yeux vitreux, elle chercha la silhouette rassurante de Nuage Dansant, qui embauma son cœur.
_______Il était tout. Il était l'homme qui la soignait alors qu'elle avait perdu tout espoir. Il était tout ce que les autres hommes ne seraient jamais – elle en était certaine – alors qu'elle ne croyait plus en personne. Alors qu'elle avait été sûre que l'amour était une forme absolue de douleur.
_______Il était tout, et la tendresse de son visage s'imposait à ses pensées en permanence. La beauté de ses paroles, la gentillesse de ses gestes, et sa façon de capturer son regard dans ses yeux d'ébène... Quel prix devait-elle payer, à quel diable fallait-il vendre son âme pour avoir juste une chance que Nuage Dansant la regarde ? Elle aurait fait n'importe quoi.

_______Alice quitta le balcon, retrouvant avec dépit sa petite chambre vide. Elle s'allongea sur le lit, à la recherche d'une réponse qui s'inscrirait sur le plafond incolore. Mais seul demeura le silence, asphyxiant. Tandis qu'elle se sentait tomber dans un sommeil douloureux, ses yeux s'écarquillèrent. Passer le reste de sa vie avec son fiancé ? Pour toujours ? Sans plus aucun espoir de lui échapper une fois que l'insidieuse alliance enserrerait son annulaire ?
_______Une nouvelle lumière noya ses iris d'émeraude. Le reste de sa vie, sans plus jamais ressentir sa passion dévorante pour Nuage Dansant ?
_______Il n'y avait aucun pacte à conclure, aucun diable pour l'y aider.
_______Personne ne pourrait prendre son destin en main à sa place et, l'eut-il fait, en aurait dépossédé Alice.
_______Cet amour lui appartenait. Évinçait ses années de maltraitance ; devenait le souffle qui la maintenait en vie ; réduisait la peur et la souffrance au néant.
_______Dans le silence froid de la clinique, Alice se releva d'un bond. Sa gorge se resserra comme un corset de fer enserrait sa poitrine. Sa respiration coupée et ses jambes branlantes lui supplièrent de se rallonger.
_______« Je n'ai pas peur... se murmura-t-elle en déglutissant. »
_______Que ferait-elle, face à lui ?
_______« Je n'ai... pas peur... »
_______Ses pas chancelants la menèrent difficilement à la commode, d'où elle sortit une robe en coton brodée de fleurs de lys. Elle quitta douloureusement sa longue robe de chambre, et enfila ses plus beaux jupons.
_______« Je n'ai pas peur ! »
_______Sa litanie la conduisit jusqu'au miroir. Après avoir boutonné les poignets de ses manches bouffantes, la jeune femme détacha ses longues tresses puis brossa sa chevelure. D'épaisses boucles brunes entourèrent son visage de porcelaine, ondulant sur les plis délicats de son corsage. Alice fixa son reflet, puis son mouvement s'interrompit.
_______Honteuse, la jeune fille se rassit sur le bord du lit, les bras ballants. Des larmes naquirent au coin de ses paupières. Comment devra-t-elle réagir lorsqu'il l'éconduira et qu'elle retournera à sa vie malheureuse ?
_______« Je n'ai pas peur... »
_______Elle n'y croyait plus elle-même.

_______Quelques cliquetis dans l'escalier remplacèrent peu à peu le silence. Alice se releva avec dépit, puis reposa sa brosse à cheveux sur la commode. Elle soupira.
_______Les bruissements s'intensifièrent, le parquet craqua, puis ce fut au tour de la porte de la chambre de bourdonner. Alice se raidit. Dépitée à l'idée de recevoir son traitement quotidien, elle ouvrit la porte.
_______Ses joues s'empourprèrent. Ses mains devinrent hésitantes. Alice releva la tête et son regard fut aussitôt capturé par des pupilles d'ébène resplendissantes. Son cœur sembla s'écrouler au sol comme s'il avait pesé une tonne, puis rebondir jusqu'à sa poitrine pour y tambouriner à vive allure.
_______« Bonjour, lui sourit-il avec douceur, je ne te dérange pas ?
_______– Non, jamais... balbutia-t-elle en s'effaçant pour qu'il entre. »
_______Le bonheur de sa présence la submergea.
_______« Tu comptais sortir ? demanda Nuage Dansant en contemplant sa robe à volants.
_______– Je... Plus vraiment. »
_______Alice resta une seconde sans mot dire, puis sentit, impuissante, qu'elle perdait le contrôle d'elle-même.
_______« Nuage Dansant... Savez-vous que je suis fiancée ? demanda-t-elle avec timidité. »
_______Le Cheyenne regarda les restes d'hématomes sur le visage de la jeune femme et acquiesça avec sévérité.
_______« Cette vie-là doit s'arrêter. Tout doit disparaître... balbutia-t-elle. Je ne retournerai pas avec lui. Quoi qu'il se passe, je partirai. »
_______Le regard de Nuage Dansant s'éblouit et il sourit avec un soulagement à peine contenu.
_______« Mais avant... Je dois dire à quelqu'un que je l'aime. »
_______ Le poids du monde s'abattit sur les frêles épaules de la jeune femme. Alice n'était plus maître de ses mots et, à ce constat, oscilla entre l'euphorie et l'angoisse.
_______Le visage de Nuage Dansant rosit, peina à masquer sa surprise, et les muscles dessinés de sa mâchoire se raidirent. Il fit quelques pas dans la chambre pour reprendre contenance et récupérer ses esprits. Avant qu'il n'en ait eu le temps, Alice reprit.
_______« Je ne sais pas comment faire. Comment les Cheyennes déclarent-elles leur amour, Nuage Dansant ? lui demanda-t-elle sans pouvoir s'empêcher de trembler. »
_______L'homme peina à répondre, et le regard larmoyant d'Alice se déroba. Elle s'assit sur le lit, fixant le sol pour cacher sa détresse.
_______« Ce n'est pas grave... Ce n'est même pas grave s'il ne partage pas mes sentiments. Il m'aura offert le bien le plus précieux : la certitude que ma place est ailleurs. »
_______Nuage Dansant s'assit tout près d'elle, sur le coin du lit, le regard fuyant en direction de la porte.
_______Alice rougit devant le malaise du Cheyenne, incapable de s'arrêter de parler.
_______« Je dois finir de me préparer, assura-t-elle. Ensuite je ferai mes affaires. »
_______Le cœur d'Alice, comprimé, battait à tout rompre. Allait-il comprendre ?
_______« Tu es très bien comme ça, répondit Nuage Dansant. »
_______Alice le regarda avec un étonnement qu'elle ne réussit pas à dissimuler.
_______Nuage Dansant plongea alors son regard brumeux dans le sien et, tandis que ses joues le brûlaient doucement, ses pensées devinrent confuses.
_______« Comment vous y prendriez-vous, à ma place.. ? hasarda encore Alice.
_______– Je ne sais pas... Les Cheyennes ne dévoilent pas leurs sentiments ainsi... »
_______– Comment, alors ? »
_______La tension était prête à exploser dans le corps d'Alice, incapable de contenir le flot d'émotions qui la submergeaient. Comment lui faire comprendre ?
_______Alice saisit tendrement la grande main de Nuage Dansant entre les siennes. Elle était si douce que, l'espace d'un instant, elle se sentit faiblir. La jeune femme posa alors la main de son aimé, surpris, au centre de sa poitrine. Son cœur battait si fort qu'il lui semblait que la ville entière pouvait l'entendre.
_______Nuage Dansant tressaillit, puis se laissa happé par cette mélodie envoûtante. Se noya dans les yeux d'émeraude qu'Alice lui tendait.
_______Il n'y avait aucun dieu pour lui venir en aide, et aucun diable à qui vendre son âme. Juste les battements de son cœur, qui tambourinaient sur la peau cuivrée de Nuage Dansant.
_______Son regard captura le sien.
_______« Je vous aime, murmura-t-elle. »
_______Alice devint aussi rouge que les broderies de lys qui ornaient sa robe. Ses yeux larmoyants quittèrent Nuage Dansant puis, à sa grande surprise, les douces lèvres du Cheyenne étreignirent les siennes. La main de l'Indien quitta le cœur tremblant d'Alice pour venir caresser sa mâchoire. Et leurs lèvres se rencontrèrent encore.
_______« Je t'aime, souffla-t-il enfin à son oreille. »
_______Elle tressaillit
_______ « Mais tu oublies que je dois repartir vivre avec les Cheyennes, murmura-t-il avec tristesse. »
_______Alice plongea son visage dans le cou de Nuage Dansant pour humer son odeur.
_______« Emmenez-moi... Je n'ai plus peur de rien. »
_______ Nuage Dansant s'écarta, posa sa grande main le long de son visage puis l'attira vers lui pour que leurs lèvres se frôlent. Il les goûta avec tendresse, et embrassa Alice comme si elle était la chose la plus précieuse de ce monde.
_______« Partons ce soir, susurra-t-il. »